La goutte… la toute petite goutte bien froide qui vous tombe le long du dos alors que vous n’avez pas encore commencé votre douche. Cette minuscule goutte qui glisse et qui provoque un frisson incroyable. Vous la sentez bien cette goutte-là maintenant, tout de suite, au moment où je vous en parle ? Vous l’avez ce frisson alors que vous êtes habillé et que vous lisez juste ces quelques lignes ?
Voilà, c’est exactement l’état dans lequel il faut se trouver en écrivant. Du moins c’est ce que je pense. C’est un état de ressenti total, un état avec lequel on doit jongler pour s’immerger dans chaque personnalité inventée au cours du roman. C’est en ayant cette démarche en permanence que l’on peut rendre ses personnages crédibles et différents.
Alors je ne dis pas que c’est d’une grande simplicité bien sûr. Toutes les situations aussi simples soient elles ne permettent pas toujours de s’identifier et de s’immiscer dans la peau de n’importe qui.
Par exemple, j’ai été capable de déguiser mes pensées pour prendre la parole en lieu et place d’une troupe de personnes âgées dans mon roman « de vieux potes ». Et surtout au milieu, il y avait deux vieilles dames.
Alors comment moi (homo sapiens de quarante-cinq ans à l’époque) ai-je réussi à faire ça ? Je m’en étonne encore.
Comment ai-je réussi à m’emparer de la place d’un sans-abri ?
Et comment ai-je pu me mettre dans la personnalité de Pauline, du haut de son QI et de ses névroses ?
Est-ce que j’ai d’autres personnalités dans ma tête ?
En fait, je crois que c’est comme lorsque je faisais du dessin (animé ou pas). Je mimais la pose du personnage, ce qui m’aidait à le croquer. (Je vous l’accorde c’était bizarre pour mon entourage !)
Pour mes personnages de roman, c’est pareil. Je prends leur pose dans la scène que j’écris et je puise dans mes expériences ou dans celles de ma sphère proche (ceux que je peux interroger ou ceux que j’ai côtoyés) pour extrapoler la situation.
C’est plus facile à dire qu’à faire évidemment. Ressentir la faim d’un pauvre gars assis par terre dans la rue, ça tout le monde peut je pense. Mais éprouver la faim qui s’insinue dans sa tête et le combat qu’il mène pour que l’idée du « je n’ai pas si faim finalement » prenne le dessus et lui permette de survivre, là, il faut faire quelques efforts.
C’est une gymnastique très fatigante, qui engage des émotions profondes. J’ai personnellement été débordé par des sentiments d’injustice incontrôlable quand j’écrivais Inuuneq et j’avais du mal à les faire redescendre quand je n’écrivais pas.
Je me rendais compte qu’au plus profond de moi, « j’étais » ce personnage.
Le rendu a été largement apprécié par tous ceux et celles qui l’ont lu. Mais quel travail ! Quel investissement de son moi !
La médaille a un revers, non des revers. Pour pouvoir le faire, il faut être en forme. Le cerveau ne permet pas de jouer s’il n’est pas bien d’origine. Si je suis un peu triste ou fatigué, difficile de me mettre dans l’âme d’un joyeux luron qui a la pêche bien sûr.
Et la deuxième chose, c’est le blocage insurmontable, celui qui va vous faire écrire des lignes d’une platitude infernale. Je le connais avec un livre pour ado que je tente de rédiger depuis des mois. Je suis incapable d’endosser le rôle de mes personnages, ils ne représentent rien en moi. Une bande de collégiens embringués dans une aventure historique, je n’y arrive pas.
En relisant, je trouve ce que j’ai couché… vaguement gentil ! Pas « mal » dans le sens illisible ou inintéressant, mais juste sans saveur. Ça devient alors un problème d’éthique en ce qui me concerne. Je n’ai pas de pression pour sortir un roman, si je le considère comme mauvais, et bien… je me le garde dans un tiroir !
Pour mon prochain, c’est un kaléidoscope de facettes ! J’ai des personnages si différents que je dois me comporter dans ma tête comme si je me regardais dans autant de miroirs déformants. Et si au début j’ai galéré pour y parvenir, j’ai enfin trouvé une articulation qui me permet de réaliser l’opération. Reste à voir le résultat final… comme toujours.
Mais une chose est certaine, c’est qu’à chaque fois, je n’en sors pas indemne.