Ça pourrait être le début d’une chanson. Je vais me contenter d’un début de texte. Parmi mes pensées qui divaguent, planté devant mon café de bonne heure le matin, certaines d’entre elles ne sont pas toujours positives. J’ai pour habitude de me tourner plutôt du bon côté (n’en déplaise à mon image largement cultivée et travaillée de « vieux râleur »). Mais pas ce matin.
Il est pourtant trop tôt pour réfléchir, surtout à sa vie passée, mais tout le monde le fait. Et je suis comme tout le monde (cela fera d’ailleurs l’objet d’un nouveau texte).
Me voilà donc en train de repenser à mon enfance, ma jeunesse, mon adolescence, mon histoire d’adulte débutant, à mes relations avec les autres, à tous les événements, bref, un pot-pourri et bien nourri de tout un tas de choses que j’aurai aimé ne pas faire ou qu’on ne me fasse pas. Je ne cherche pas d’excuse (je devrai ?) et pourtant, le constat est relativement sans appel. Le mal qu’on nous fait sans un mot plus haut que l’autre, sans violence physique, tout juste verbale et encore, ce mal il est là, omniprésent dans tous ces silences, ces regards de biais ou au contraire ces moments de laisser pour compte et il nous grignote sans s’arrêter, il nous ronge. Il me ronge.
À chaque instant éloigné auquel je repense, toute la compréhension que j’en avais a été chamboulée par une chose, une seul, il y a trois ans. J’étais persuadé que cela n’avait pas d’importance, ou en tout cas plus, vu le nombre d’années révolues. C’était il y a entre quarante et soixante ans.
Mais c’est tout le contraire. Ce truc m’a permis d’appréhender des réactions d’une époque reculée, de mettre une logique à un énorme foutoir.
Je vous donne le contexte.
Je suis le septième d’une fratrie, le petit dernier soit disant celui à qui on passe tout (une légende que font perdurer les ainés pour se rassurer.) Mon enfance n’a pas été malheureuse en surface. Mes parents à l’ancienne, avaient de l’argent, mon père une belle situation d’entrepreneur, sa passion. Ma mère avait sa maison, ses chatons et une vie que je ne comprendrais jamais. Il faut reconnaitre que c’était une autre époque. Bref, la bourgeoisie d’une petite ville de province.
Moi j’étais décalé en âge. Vingt-cinq ans d’écart avec l’ainé et surtout huit avec le sixième, mon prédécesseur. J’étais presque bambin unique. Cette situation relevait d’une existence qui pourrait paraitre normale compte tenu de la génération de mes parents. Ils étaient nés avant la Première Guerre mondiale quand même. Alors, même si tout avait évolué post-seconde, eux étaient bloqués dans certains engrenages culturels.
Sauf que le sujet n’est pas là. Je pourrais en raconter beaucoup, ça ne serait pas intéressant, chacun a eu son enfance.
Non mon point de chauffe se loge au beau milieu de cette culture du non-dit, un classique où on devait taire les histoires plutôt que de les rendre publiques et de les assumer pleinement.
J’ai grandi avec une mère qui, soi-disant m’adorait, un père qui se contre foutait de l’éducation de sa progéniture (et pour cause vous allez piger) et une époque bénie des années soixante-dix quatre vingts où, franchement, c’était quand même l’éclate.
Avec l’adolescence, les relations avec ma doyenne se sont tendues, beaucoup. Au point que, petit à petit, je découvrais des situations qu’on me cachait et pour lesquels on ne me donnait jamais aucune explication. Pas de chance pour eux, j’étais une tête de mule qui cherchait toujours à comprendre, creusait, fouillait et ne se faisait pas une raison sans savoir. À dix-sept ans, après un ras-le-bol terrible, je quittais la maison et partais à l’étranger (pour revenir un an après en ayant bien pris soin de tout rater… no happy end this time).
Les relations ne sont allées que de mal en pis jusqu’à une sécession brutale où tout allait exploser.
Ça, c’est le contexte.
Mais les sujets latents, toutes ces idées camouflées, toutes ces relations loupées pour des raisons inconnues, elles étaient toujours là, dans ma tête. Pourquoi ils se comportaient ainsi, avec tant d’éloignement entre mari et femme, pourquoi lui mettait autant de distance sentimentale avec nous alors que, par ailleurs, nous ne manquions de rien grâce à lui, pourquoi se taisait-il sur toutes les questions qui me touchait de près ou de loin, pourquoi elle, passait son temps à souffler le chaud et le froid, à dire du mal des hommes, à raconter que ses garçons étaient les plus beaux, sa fille la plus nulle, mais que c’étaient quand même tous des crétins. Oui oui… elle ne se gênait pas. Pourquoi ?
Pendant toutes les années à grandir dans ce pseudo-cocon, il y avait une espèce de jeu qui consistait à parler à mot couvert du fait que mes parents n’avaient pas toujours suivi le droit chemin du mariage. On évoquait juste une maitresse pour mon paternel et rien du tout pour la patronne, bien qu’elle gardait un petit sourire en coin. Il flottait dans l’air un énorme doute pour un de mes frères, puisqu’il lui avait été mentionné dans un accès de colère qu’il n’était pas un fils de la fratrie. On charriait, on en plaisantait ouvertement, bref, une drôle d’ambiance.
Les années ont passé, les relations déjà lointaines sont devenues franchement distantes et le temps a joué son rôle, embarquant les histoires dans la tombe.
Sauf que..
On m’a offert un test ADN (il y a quelques années on pouvait encore), sur un site qui se targuait de vous donner vos origines. Je l’ai fait et c’était très drôle. Mais ça ne dure qu’un moment.
J’ai vite mis ce site de côté non sans avoir créé un début d’arbre généalogique par jeu. Et c’est là que la magie internet entre en jeu. Quelque temps après je commence à recevoir des informations de leur système me proposant des relations de cousins plus ou moins éloignés, mais dont l’ADN recoupe le mien. Par des processus mathématiques, je finis par découvrir pas mal de gens dans le monde entier, cousin au deuxième troisième, etc.
Je décide donc pour rire en souvenir de ces bonnes vieilles discussions d’offrir un test à ma sœur, qui le fait.
Surprise. Enfin pas tout à fait. Elle n’est manifestement que ma demi-sœur.
Ma curiosité un peu attisée, j’en parle à d’autres frères qui refusent. C’était sans compter leurs enfants, l’ADN ne ment jamais. Je découvre qu’un de mes frères n’est que mon demi, mais qu’il est aussi le demi de notre sœur.
Nous en sommes déjà à trois pères visiblement. Les histoires refont surface.
Et là, le pompon de la pomponette (comme on dit dans le sud), un mail m’annonce que j’ai une demi-nièce qui vient d’apparaitre avec un nom de famille que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam. Autrement dit, en regardant son arbre, son père étant le seul enfant, je peux considérer que lui également serait mon demi et que son père serait… mon père biologique.
Pas de bol, il est décédé aussi. Quant à la jeune femme que j’ai tenté de contacter, elle ne me répondra jamais.
Fin de l’histoire amusante.
Ce qui est beaucoup moins drôle, c’est de comprendre les choses à soixante ans. Depuis ces annonces, mon cerveau n’a fait que rétropédaler pour rétablir une perspective avec ces nouvelles informations. Petit à petit, des situations ou des bribes de discussions me reviennent en mémoire et à chaque fois, je ne peux m’empêcher de creuser pour enfin mettre de la logique dans tout ça.
Ce grand bal du non-dit, ce sport national d’une autre ère a fabriqué tellement de mal autour de ses silences qu’on pourrait en écrire des romans entiers. (C’est déjà fait ? Ah…) Le pire c’est que cette douleur d’incompréhension ne disparait pas, elle se transforme en douleur de colère. Imaginez, vous avez des images gravées dans vos neurones qui montrent des comportements étranges à votre encontre et, un jour, ce code qui manquait à la lecture de ces scènes, débarque et modifie l’angle. Cette image n’est plus la même du tout et ce que vous ressentez en y pensant n’a plus rien à voir non plus. Ce n’est plus infantile du tout.
Toutes les questions que je posais plus haut avec mes pourquoi, toutes ces interrogations ont trouvé réponse, pas celles que j’attendais.
Alors oui, je suis d’accord, j’étais enfant et, comme on dit, les enfants ne doivent pas se mêler des histoires des adultes. OK. Mais quand des parents vivent des choses en cachant, mentant, dans une omerta habilement entretenue, sans masquer un comportement différent vis-à-vis de leurs progénitures, tout en n’en assumant rien, quand ils savent qu’ils font du mal avec leurs secrets et qu’ils décident de l’emporter dans leur tombe, ne peut-on considérer que ce soit une forme de maltraitance psychologique ? Je me pose la question, même si je n’aime pas porter des accusations et encore moins mettre de gros mots dessus.
Cerise sur le gâteau (ou fun fact c’est vous qui voyez selon votre génération), comme l’existence ne se cantonne jamais à des trucs commodes, j’ai eu de mon côté des gamins autistes et épileptiques, deux « tout petits ennuis » où la génétique a son rôle. Nous avons connu des années d’errance médicale, car à l’interrogation « y avait-il des cas dans votre famille, chez vos parents ? », je n’avais clairement pas la bonne réponse.
Et là je crois que c’est la chose qui laissera à jamais en moi place à la rancœur. En se jouant des autres comme ils l’ont fait, ils n’ont pas uniquement bousculé « un peu » quelques descendants, ils ont provoqué du désordre psychologique, bien pire que s’ils avaient tout simplement dit « aucun de vous n’a le même père, mais on vous aime quand même ». Parce que « je t’aime mon fils », ça, aucun de nous ne l’a jamais entendu.
Désormais les protagonistes sont tous partis, alors cette rancœur elle ronge. Toujours. En silence. Elle me ronge encore une fois.

_[https://pixabay.com/fr/users/planet_fox-4691618/?utm_source=link-attribution&utm_medium=referral&utm_campaign=image&utm_content=7040298”](Image par Alexander Fox | PlaNet Fox de Pixabay)_
À l’instar de cette image, je suis resté un arbre droit sur un terrain bancal. De tout cela j’en avais tiré une leçon avant même de connaitre les obscures raisons. Je ne voulais en aucun cas affliger un tel environnement à mes héritiers.
Ce n’est pas simple, car la vie nous ballote en permanence et qu’il est difficile de bien s’accrocher au bastingage. Mais il n’y a pas eu de grand secret. Évidemment, nous avons attendu que nos enfants aient un âge acceptable, un âge où l’analyse et la compréhension peuvent jouer leur rôle.
Peut-être que nous aurons des différends sur d’autres choses, mais il est certain que je n’emporterai pas de mystère dans mon cercueil, et même si j’ai dû apprendre, je leur aurais dit que je les aimais.